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Le journal d'Albert Marouani

Cours pour étudiants, Conférences "grand public" sur des sujets économiques d'actualité, Articles à caractère scientifique publiés dans des Revues ou présentées dans des colloques internationaux, Analyses économiques et politiques, Point de vue...

RÉFLEXIONS SUR LA CRISE DES DETTES SOUVERAINES (2014)

QUELQUES EVIDENCES ET RAPPELS AU SUJET DE LA CRISE DE LA DETTE SOUVERAINE

Albert Marouani

La question de la dette publique de certains pays européens (l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie…) défraie depuis plusieurs mois l’actualité. Le risque avéré pour ces pays de défaut de remboursement, ou plutôt de paiement du service de la dette[1] a conduit les agences de notation à dégrader la note de crédibilité de ces pays, ce qui a contribué à renchérir le service de leur dette, à aggraver de ce fait encore plus leur risque de défaut, et à faire peser par la même occasion une menace de contagion systémique de la crise à toute l’Europe, voire aux Etats-Unis et au-delà à l’Asie et à toute la planète.

On laissera ici de côté ce tour de passe-passe qui a conduit en une année à transformer une crise de la dette privée (celle des « subprimes ») due à des comportements bancaires pour le moins laxistes, si ce n’est frauduleux, en une crise de la dette publique qui permet à nouveau de stigmatiser l’interventionnisme toujours trop démesuré de l’Etat pour les partisans de l’ultralibéralisme. Très rapidement et de manière tout à fait surprenante on est passé d’une critique du marché dérégulé et anarchique (l’anarcho-capitalisme) à une critique de l’Etat interventionniste, bureaucratique et pléthorique dont le surpoids serait la cause principale de la perte de compétitivité des économies nationales surendettées et incapables de ce fait de retrouver le chemin de la croissance.

Le débat dans les média et dans la sphère politique s’est focalisé sur le déficit budgétaire qui serait à l’origine de la dette publique. On stigmatise les dépenses publiques « inconsidérées » des « Etats laxistes enclins à tomber dans la démagogie et la facilité » (les « pays du club Med » et les « PIGS » sont souvent péjorativement et de manière insultante cités par la grande Presse[2]). Pour aller encore plus loin dans cette vision manichéenne on a avancé l’idée de lier les mains des Etats dépensiers en les obligeant à adopter un principe d’équilibre budgétaire plus ou moins strict, érigé en « règle d’or ».[3] Cette règle serait encore plus contraignante que celle de Maastricht alors même que très peu de pays, dont l’Allemagne, pays supposé le plus vertueux, ne l’avaient respectée.[4]

Cette fausse « bonne idée » de discipline budgétaire librement consentie, ou imposée par le « pacte de stabilité et de croissance » pourrait conduire à l’effet inverse de celui souhaité de bonne gestion des finances publiques, et à une régression des politiques macroéconomiques du « fine tuning » et du « policy mix ».

Rien ne justifie en effet que le Trésor Public, composante essentielle de tout système financier moderne, se prive par principe du recours à l’emprunt pour financer ses investissements.

Par ailleurs la dette publique par émission de titres du Trésor n’est pas seulement un moyen de financement des dépenses publiques, elle est aussi un instrument de politique monétaire, qui permet aux autorités monétaires (La Banque centrale notamment qui est en principe indépendante de tout pouvoir politique) de réguler la masse monétaire en circulation dans l’économie nationale et d’agir sur la liquidité et par voie de conséquence sur l’épargne, le crédit, l’investissement, l’emploi et in fine la croissance.

Enfin, la gestion active des titres de la dette publique permet également aux autorités monétaires et financières de structurer, dynamiser et réguler l’ensemble du système financier.

Bref au-delà des idées simplistes sur le caractère supposé nocif par essence de la dette publique, il convient plutôt d’orienter le débat sur sa soutenabilité. Celle-ci doit être appréhendée non pas seulement en termes de niveau (critère d’un ratio de la dette publique sur le PIB fixé à 60% dans les accords de Maastricht), mais aussi et surtout en termes de structure (maturité, durée, taux d’intérêt, nationalité des détenteurs des créances, répartition de l’épargne nationale, monnaie de référence de libellé de la dette, etc.). C’est cette dimension qualitative et structurelle de la dette publique qui permet de comprendre qu’un pays comme le Japon avec un taux d’endettement très important de l’ordre de 120% de son PIB n’a pas de difficulté majeure à gérer sa dette publique qui est essentiellement libellée en Yens et détenue pour l’essentiel par des citoyens japonais qui possèdent encore par ailleurs des marges d’épargne importantes. De même la contrainte de remboursement et le risque de défaut ne sont pas de même nature selon que l’on s’endette dans sa propre monnaie ou dans une autre monnaie qui est en général une devise clé qui joue le rôle de monnaie internationale (Dollar US, Euro, Yen…). Les Etats-Unis endettés dans leur propre monnaie peuvent « monétiser » par création monétaire leur dette publique depuis de nombreuses années sans que cela ne pose de problèmes majeurs en termes d’inflation ou de compétitivité à son économie ni ne suscite d’inquiétude des marchés financiers et des agences de notation.

Dès lors qu’un Etat souverain présente des difficultés à rembourser le service de sa dette, il importe de bien faire la part entre ce qui peut relever d’un problème conjoncturel et passager de liquidité et qui peut se résoudre par rééchelonnement et refinancement par de nouveaux prêts ou avances, de ce qui est plus gravement un problème structurel de solvabilité. Dans ce dernier cas on est véritablement en situation de crise de la dette et se pose la question de sa gestion politique et financière. On peut utilement faire un parallèle entre la crise actuelle de la dette publique des pays développés et celle des pays en développement des années 80.

Deux types d’actions ont été menées lors de la crise de la dette publique des années 80.

1°) Des actions de type interne en termes d’ajustement quantitatif et qualitatif, qui ont visé le côté demande de l’économie (réduction de la dépense publique et de la demande privée par accroissement des recettes fiscales et pression sur les salaires) ou/et le côté offre (privatisations, désengagement de l’Etat, politique de libéralisation commerciale et financière, etc.). De ce point de vue la situation actuelle de la Grèce ressemble par certains côtés à la situation des PED qui, dans les années 80, avaient été contraints par la Banque Mondiale et le FMI à pratiquer des programmes d’ajustement structurel (les « PAS »).

2°) Des actions de type externe consistant à rééchelonner et à restructurer la dette en termes de durée, d’échéances, de taux d’intérêt, de refinancements. Sur ce plan, on peut être frappé par l’absence actuelle de solutions financières innovantes proposées par les acteurs de la finance internationale, alors que dans les années 80 on avait assisté à une grande créativité financière, tant dans le domaine de la mise en oeuvre de nouveaux produits et instruments financiers (« Debt buy back », « debt equity swap », « Exit bonds », etc.) que dans celui de nouvelles techniques financières (la technique des « swaps » par exemple) et de nouveaux marchés (marchés gris de la dette publique). Ces innovations financières avaient permis aux banques créancières des pays en développement endettés de surmonter cette crise de solvabilité de la dette publique. Elles ont pu alors d’une part, réaliser des profits sur la gestion de la dette sur le marché gris et d’autre part concéder un moratoire sur une grande partie des titres de la dette qui pour certains Etats, notamment d’Amérique Latine ont pu être négociés avec des décotes qui ont varié de 50 à 90 % de leur valeur faciale. Les banques créancières des Etats endettés étaient d’autant plus enclines à pratiquer un moratoire qu’elles avaient déjà largement provisionné pour créances douteuses dans leur bilan, qu’elles ne souhaitaient pas inquiéter leurs clients dans les pays développés et qu’elles étaient pressées de prêter à nouveau aux pays en développement et notamment aux « nouveaux pays industrialisés » d’Asie et d’Amérique Latine qui deviendront les pays « émergents » la décennie suivante.

Ces deux types de mesure (interne et externe) doivent être compatibles entre elles et il convient à cet égard de se souvenir que faute d’avoir su penser cette articulation les PAS ont conduit à ce qui a été qualifié par la suite de « décennie 80 perdue pour le développement ».

Il est clair qu’un ajustement « par le bas » qui réduit le demande interne sans discernement et de manière brutale peut non seulement empêcher une reprise économique conjoncturelle de l’économie ajustée, qui se révélera alors encore moins en mesure de retrouver un certain niveau de solvabilité pour rembourser ses créanciers, mais peut aussi casser les ressorts d’une croissance à long terme, dès lors que sont touchés notamment les dépenses d’infrastructure et de capital humain. La leçon de la crise de la dette des années 80 doit ici être retenue, faute de quoi, les délocalisations et les « plans sociaux » (qui rappellent le fameux « ajustement à visage humain » des PED des années 80) conduiront inéluctablement à une nouvelle « décennie perdue » pour le développement de l’Union Européenne et au-delà de l’économie mondiale.

Quelle réponse la théorie économique peut-elle apporter à la gestion à court terme de la crise de la dette souveraine ?

Celle-ci suppose comme on l’a vu précédemment que l’on traite simultanément ou successivement de deux types de problèmes :

  • un problème de liquidité pour assurer à la fois la continuité du paiement du service de la dette et la poursuite d’une politique d’investissement dans des biens publics porteurs de croissance et
  • un problème d’incitation à la fois vis-à-vis des pays endettés pour les conduire à honorer leurs échéances, mais aussi vis-à-vis des banques et de tous les investisseurs et gestionnaires de patrimoine sur les marchés financiers pour les inciter à prêter et à placer à nouveau.

A cet égard il faut se souvenir que le « Plan Baker » au début des années 80 qui a consisté à apporter de l’argent frais aux pays endettés n’a pas été un succès en raison justement du peu d’effet incitatif sur les banques qui à l’époque ont rechigné à accroître leurs prêts aux pays endettés.

C’est en raison de cet échec que l’on s’est orienté vers des stratégies financières de transformation de la dette sur des marchés appelés « gris » en raison du fait que ni les débiteurs, ni les créanciers n’avaient intérêt à révéler sur la place publique l’étendue du moratoire sur la dette publique.

Mais comment expliquer que les deux parties aient pourtant un intérêt mutuel à s’entendre sur une réduction de la dette s’agissant notamment du côté des débiteurs, d’Etats souverains qui peuvent très bien sur le plan théorique répudier leur dette sans que leur créanciers puissent légalement les contraindre à respecter leurs engagements financiers ? Quels sont donc les éléments du calcul économique du débiteur qui lui permettent d’arbitrer entre la répudiation ou le remboursement total ou partiel ? En 1986 Eaton, Gerwovitz et Stiglitz ont expliqué la crise de la dette publique internationale des années 80 par l’intérêt qu’avaient de nombreux pays en développement fortement endettés à opter pour la voie de la répudiation. En 1988, les analyses se sont orientées vers des explications en termes d’aléa moral et de surendettement (P. Krugman). Dans ces modèles on examine dans quelle mesure les charges du service de la dette exercent un effet d’incitation inverse sur l’économie, tout comme un impôt trop élevé peut conduire à se détourner de l’investissement productif (Sachs 1989). On en est ainsi venu à l’idée d’une sorte de courbe de Laffer de la dette publique pour démontrer qu’une réduction de la dette peut être bénéfique pour le créancier car elle augmente la probabilité du remboursement par le débiteur.[5]

Aujourd’hui la BCE a en partie répondu au problème de liquidité de la Grèce notamment, sans s’attaquer véritablement au problème de solvabilité. Il est paradoxal de constater que l’assurance qui est donnée par l’UE (Allemagne et France notamment mais aussi la BCE) aux banques, aux fonds souverains et autres créanciers qu’ils seront payés intégralement n’incitent pas ces derniers à pratiquer un moratoire, alors même qu’il apparaît de plus en plus clairement qu’il faudra au plus tôt procéder à une annulation partielle de la dette publique accumulée pour pouvoir à nouveau relancer par le crédit la machine économique de l’UE en particulier et au-delà des USA et de l’économie mondiale.

Une autre partie de la dette publique pourra être annulée par création monétaire (le seigneuriage) d’autant plus facilement que cette dette est libellée en Euros et que la BCE pourra toujours comme le fait la Fed monétiser une partie de la dette publique par création de monnaie.

Cette création monétaire dans le contexte déflationniste actuel qui sévit en Europe a peu de chances de se traduire par une forte inflation. En tout état de cause un peu d’inflation pourrait permettre de plus grandes marges de manœuvre pour des Etats surendettés. Une forme douce « d’euthanasie du rentier », pour reprendre une expression bien connue de Keynes, permettrait d’agir sur le partage de la valeur ajoutée salaires-profits, qui pourrait alors s’inverser en faveur des salaires, ce qui permettra de relancer la consommation et de favoriser par ce biais, les investissements et l’emploi.

Au-delà d’une bonne gestion financière à court terme de la crise de la dette publique de l’UE il faudra s’attaquer très sérieusement aux questions structurelles des inégalités de niveau de développement au sein des pays de la zone Euro et sans doute aussi au-delà aux pays du voisinage. Cette action stratégique doit être pensée sur la base de bons modèles de convergence et de rattrapage, qui ne peuvent reposer sur les seuls mécanismes du marché et doivent inclure les hypothèses sinon d’une unification du moins d’une coordination forte des politiques budgétaires et fiscales. La mise en oeuvre de politiques budgétaires, monétaires et de change coordonnées doit retrouver ses lettres de noblesse de la « synthèse néo-classique et keynésienne » au sein de l’UE. Ces politiques de régulation conjoncturelle doivent s’intégrer dans le cadre de modèles de croissance endogène incluant la sphère financière et la dimension protection de l’environnement, pauvreté et développement durable. Il n’y aura pas d’avenir de l’UE et au-delà des pays du voisinage incluant les pays de l’Est et tout le pourtour méditerranéen sans investissements massifs dans l’économie de la connaissance et dans l’innovation.

[1]Ce qui importe pour le créancier, notamment s’il s’agit d’une banque, c’est moins d’être remboursé que de percevoir le service de la dette, c’est à dire l’amortissement du principal auquel s’ajoutent les intérêts qui dépendent du taux d’intérêt, qui peut être fixe ou variable, de la durée du prêt et de la maturité des échéances. Le « vrai » métier de la banque étant le crédit, son modèle idéal de prêt est celui de la dette perpétuelle.

[2] Portugal, Irlande, Grèce, Espagne.

[3] La vraie question en réalité est d’inciter les Pouvoirs publics à ne s’endetter qu’à des fins d’investissements productifs susceptibles de générer une plus grande croissance économique pour le pays et donc de plus grandes rentrées fiscales qui permettent non seulement de rembourser la dette courante mais aussi d’accroître la capacité d’emprunt futur de l’Etat.

[4] La France est au-delà de 80% de niveau de sa dette publique par rapport à son PIB, au lieu des 60% fixés par l’accord de Maastricht, et l’Allemagne a un ratio certainement plus élevé encore si elle appliquait les mêmes règles de comptabilisation de ses dépenses publiques que la France et les autres pays de l’UE.

[5] On peut simplement expliquer la courbe de Laffer par l’idée que « trop d’impôt tue l’impôt ».

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